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Reportage

Anti gaspillage : conscience écologique ou nouveau business ?

Aujourd’hui, la question écologique est au cœur des préoccupations de ces Français soucieux de réduire leurs déchets. Des acteurs de l’anti gaspillage ont pointé le bout de leur nez et ont mis la main sur ce qui est devenu un marché. Alors, une tendance ou un business ?

Aspect fondamental des enjeux liés à la question écologique : le gaspillage alimentaire. Un tiers de la nourriture produite dans le monde termine à la poubelle. En France, 10 millions de tonnes de nourriture sont jetées chaque année. En 2015, face à ce constat alarmant, des Danois décident de lancer l’application Too Good To Go, qui sera reprise en France par Lucie Basch. 

Too Good To Go face au gaspillage alimentaire

Luisa Ravoyard, chargée des relations presse à Too Good To Go : « L’application met en relation des commerçants qui auraient des invendus à écouler en fin de journée et des utilisateurs qui, par géolocalisation, peuvent les repérer, réserver les paniers et les récupérer à l’heure de la collecte indiquée sur l’application« .

Dans le Trégor, à Quemperven, Océane Lozahic est cogérante du potager du Guindy avec son frère. En juillet 2021, ils adhèrent à l’application. « Plutôt que de donner, car cultiver c’est un coût, passer par l’application nous permet de retirer quelque chose au lieu de jeter. Sur 4,99 euros nous récupérons 3,25 euros, sans compter les frais de diffusion et le fait que nous fournissons les contenants« . Leur maman, venue leur donner un coup de main, est également une utilisatrice. « On produit pour vendre, l’application est juste là pour éviter de jeter. Je n’ai pas envie que l’appli soit un effet poubelle. Des fois, je suis allée chercher des paniers mais ce n’était même pas mangeable« , regrette-t-elle.

La Banque alimentaire, 2300 repas par jour

Du côté de Pleumeur-Bodou, Carrefour City est affilié à Too Good Too Go depuis plus d’un an. « Nous mettons à disposition deux paniers par jour, essentiellement des produits frais », informe Stéphane Portilla, employé du magasin. « Carrefour fait un léger bénéfice grâce à cette méthode mais c’est surtout contre le gaspillage. Le problème, c’est qu’il y a moins de produits disponibles pour la Banque alimentaire« , ajoute-t-il.

Interrogé à ce sujet, Yves Le Damany, président de la Banque alimentaire des Côtes d’Armor, n’hésite pas à parler d’une « forme de concurrence » au moment d’évoquer Too Good To Go et le stickage. Pour l’histoire, la Banque alimentaire fonctionne depuis 1984 à Lannion. Au niveau du département, 400 tonnes de denrées alimentaires sont gérées par an, soit 2300 repas par jour. Yves Le Damany décrit : « Les Centres communaux d’action sociale remontent les besoins qu’ils peuvent avoir dans leur commune et nous sommes chargés de leur préparer des denrées. Nous les mettons à disposition dans nos locaux et les CCAS viennent les chercher« .

Un des entrepôts de la Banque Alimentaire de Lannion où sont stockées les denrées. Crédit photo : Steven Couzigou.

L’effet néfaste de la Loi Garot

En 2016, la loi Garot a été bénéfique aux banques alimentaires. En effet, elle interdit de rendre impropres à la consommation des invendus encore consommables. « Elle a facilité l’échange entre les grands magasins et les associations caritatives. En compensation, les magasins ont un CERFA qui leur permet de défiscaliser, à hauteur de 66%, en cas de bénéfice, une partie des dons qu’ils font. Le type de denrées a donc augmenté« . détaille le Lannionnais. La loi a aussi permis aux magasins de brader les produits se périmant dans les deux jours à venir et de les mettre à disposition des clients dans un bac dédié.

Avec un effet néfaste pour les associations alimentaires : moins de produits leurs sont laissés à disposition. Les magasins qui stickent leurs produits à 50% ne font pas de bénéfice mais cherchent à attirer une nouvelle clientèle et ceux qui en profitent ne sont pas forcément ceux qui en ont le plus besoin.

« Au contraire, elles ont des capacités et des moyens. Ils vont acheter un produit surgelé et vont le mettre au congélateur. Dans la beauté du geste, nous pourrions dire que ce sont des denrées qui vont aux gens pauvres. Mais au travers du stickage et des applications comme Too Good To Go, ce n’est plus vrai. L’aide aux plus démunis en prend un coup. »

Yves Le Damany, président de la Banque alimentaire des Côtes d’Armor.

Concurrents ou complémentaires ?

Des propos « étonnants » selon Luisa Ravoyard de Too Good To Go qui voit l’application comme un « complément » plus qu’un concurrent.

« Too Good To Go est un service complémentaire oui, mais à condition qu’il ne vienne pas altérer notre domaine d’activité. La Banque alimentaire se veut contre le gaspillage mais c’est aussi l’aide aux plus démunis, c’est la différence majeure« , note Yves Le Damany.

Si Too Good To Go a mis la main sur le marché de l’aliment en fin de vie et qu’elle ne fait pas l’unanimité, le gaspillage alimentaire génère une multitude d’enjeux. Pour la chargée de presse de l’application, « le gaspillage alimentaire est tellement important qu’il y a la place pour tous les acteurs et c’est en collaborant que ce paradoxe sera dépassé« .

Pour aller plus loin…

Depuis quelques années, nous assistons à un bouleversement des mentalités. Emmenée par une jeunesse plus sensible à la cause environnementale, la population attache dorénavant plus d’importance à la problématique. À en croire le baromètre établi en 2020 par l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie) sur les représentations sociales de l’effet de serre et du changement climatique, les enjeux environnementaux font partie des principales préoccupations des Français et ce, malgré la crise économique et sanitaire. Chez les jeunes, elle arrive en première position. Une surprise ? Pas vraiment. En 2019, année des élections européennes, la catégorie des 18-34 ans avait soutenu assez largement Europe-Ecologie-Les Verts, selon les estimations sorties des urnes de l’institut Ipsos.

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VIDÉO. Un exemple d’antigaspi dans les Côtes-d’Armor : la seconde vie de la crêpe


La deuxième vie des aliments.

Il est 15H45 à Lannion. Comme chaque jours, les équipes du magasin Grand Frais trient les fruits et légumes des rayons. Dans la plus grande des discrétions, les produits mal calibrés ou « déformés » partent en réserve et commencent leur seconde vies. Avant de partir vers des centres de dons le lendemain, une étape est obligatoire, la sortie du stock. Une procédure habituelle et essentielle qui permet de connaître le nombre exact d’invendus, de produits périmés ou cassés dans la journée. Il est 16H15 et la procédure suit son cours. Dès le lendemain matin, une équipe associative doit récupérer les invendus du jour. La directrice du magasin explique : « Je ne sais plus qui vient demain, mais on a besoin de préciser que c’est du don, c’est important pour la comptabilité, ils ont besoin de beaucoup de précisions, c’est de l’administratif. » Il est 17h et le tri s’est bien passé : « Nous sommes content de pouvoir donner, c’est important de rendre accessibles nos produits à des consommateurs qui n’ont pas forcément les moyens, il y a un peu moins de 20kg qui sont partis ce soir, ça permettra à certaines familles de pouvoir manger demain ! Nous sommes fiers de ça. »

Gagnant-Gagnant

Pourtant, l’entreprise possède de réels avantages à donner aux associations. Interrogée, la responsable du magasin n’était pas au courant de ces pratiques. Depuis le vote de la loi Garot en 2016, les entreprises bénéficient de plusieurs avantages fiscaux en favorisant le don aux associations. Malgré une réduction drastique de la production de déchets depuis 2016, les enjeux commerciaux autour de l’anti-gaspi sont une part importante de la vie économique des entreprises. Pour Frédérique Schmitt, professeure en Marketing, la stratégies commerciales des entreprises se basent sur des besoins idéologiques et économiques : « Je pense que certaines entreprises, préfèrent donner une seconde vie à leur invendus et en profiter pour récupérer une partie de leurs coûts. De plus, cela leur permet d’augmenter leur visibilité auprès d’une nouvelle clientèle, venant chercher des plats moins chers grâce à ces applications. Cela renforce leur politique de communication et leur donne la possibilité de prospecter de nouveaux clients en valorisant leur image de marque. »

Une stratégie bien rodée ?

Cette stratégie commerciale n’est pourtant pas appliquée dans toutes les grandes surface du Trégor. A la Biocoop de Lannion, Esther Boivin, responsable adjointe, dénonce les stratégies de défiscalisation de certaines entreprises : « Nous avons la possibilité de donner, sans engranger le moindre bénéfice, il suffit de déclarer les produits invendus en perte et non pas en tant que don. La loi Garot est évidemment importante, car elle incite au don, mais je ne suis pas sure que sans contrepartie les grandes entreprises agiraient de la même manière ». Malgré l’agacement de certains commerçants, la loi s’avère utile pour la réductions des déchets dans les grandes surfaces. Dans une enquête parlementaire datant de Mars 2019, les taux de déchets alimentaires auraient diminué de 30% par rapport à 2013. Guillaume Garot, député de la Mayenne à l’origine de la loi assure donc sa nécessité : « Je sais que les entreprises se servent de ces avantages. Sans eux, je ne sais pas si toutes auraient joué le jeu. C’est du gagnant-gagnant, l’essentiel reste la prise de conscience écologique. Cependant, il ne faut pas être naïf, ce sont des acteurs économiques. Les grandes surfaces ont besoin de faire du bénéfice, le système marche comme cela ».

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